6h13,
c’est elle qui a choisi l’heure de son lever, elle l’a choisi parce qu’il n’y a
pas de chiffres laids dedans comme le 4, le 7 et le 5 car pour écrire ces
chiffres il faut lever le stylo, en déséquilibre, le stylo risque de ne pas
tracer la barre finale. Maudite journée que ce 7-05-2024, trois chiffres
interdits dans la date, tout ira de travers, c’est sûr. Un jour qu’elle ne va
pas comprendre, un jour dans l’étrange pays des convenances et du grand
n’importe quoi.
Son
réveil, elle l’a planqué sous son lit, pour éviter le traumatisme lumineux,
elle sentira juste la vibration de 6h23, au cas où elle se soit rendormie entre
le jingle météo et l’annonce de l’arrivée de Pierre Emmanuel dans le studio,
car elle n’entrave rien à ce qui est dit, elle ne saisit que la musique, les
tops de l’heure, les voix des animateurs et les deux ou trois spots pub qui
trainent en boucle depuis 6 mois dans sa radio.
Les
bruits familiers qu’elle génère dans son rituel du matin la rassure : le
bourdonnement du chauffage électrique, les borborygmes de la brosse à dents, le
bruit de la chasse d’eau, les remises en route du frigo et les 4 sonneries du
micro-onde.
Elle
sait que quand elle ferme la porte de son appartement, tout peut arriver.
Le
bonjour de la concierge, elle connait, elle a préparé sa réponse : « Bonjour Mme
Ferrachi, bonne journée à vous aussi », la même réplique depuis 10 ans acquise
de haute lutte après plusieurs mois d’écholalie pour lui donner un ton enjoué.
Jetée
sur le trottoir, des sons l’assaillent de partout comme des bêtes à l’affût. À
vouloir tous les localiser, les
analyser, les diagnostiquer et les classer, tout disjoncte dans sa tête : le
feux dit oui, le klaxon dit non, un vélo la harponne, le cycliste jargonne,
elle s’excuse, il est déjà loin, elle
met ses pas sur les semelles jaunes au sol et suit, et hécatombe dans les bras
d’un inconnu, son regard est torturant, elle se dégage sauvagement, un chien la
frôle, haleine chaude et mordante, une femme éclate en rires glacés, un homme
prénomme en hurlant, un enfant effaré la découpe du regard, un camelot lui tend
des carrés oranges, son sourire est effrayant, il y a Mozart dans les
portables, des mélopées dans les bars, de la musique moite dans les boutiques,
des odeurs de laque et de vinasse, de rouge à lèvre et de gaz, elle prend tout
dans la gueule mais ne traduit rien, alors elle trace, elle met son doigt
devant ses yeux pour repérer la bouche du métro, de chez elle, il faut 5
minutes pour y arriver, elle a compté le temps en silence et en comptant elle a failli mourir 3 fois.
Elle voit l’enseigne danser devant ses yeux : Wagram, ça commence comme une
chaine de montagne : W et ça finit par deux petits ponts : m. La bouche
l’avale.
13
marches, elle compte, en bas l’affiche a changée, il va falloir la mémoriser
pour le retour, pour ne pas se tromper, elle se plante devant le panneau
écarlate : « Défense de ne pas afficher le rouge » son incohérence est
gigantesque, elle passe son chemin et ne retient que les 3 sticks à lèvres dont
un seul est refermé, bizarre, pourquoi ? elle s’interroge et manque de peu
l’accès à sa ligne faute d’avoir borné au distributeur de boissons qui marque
le coin de l’escalier. Son cœur bat vite, le quai est bondé, le métro est
plein, ça rit trop fort pour des phrases mystérieuses, ça pleure dans le
silence abyssal des mères épuisées, ça se cognent dans des regards mauvais.
Temple, elle connait ce mot, c’est le même écrit sur son livre de chevet «
Temple nous parle » quand elle le voit sur le carrelage luisant de la station,
elle doit sortir du métro, le retrouver sur la plaque de la rue Temple où elle s’encapuchonne
pour s’escargoter et ainsi ne pas croiser les regards étranges et pénétrants
des passants. Elle zigzague entre les caquetages piétons :
« Après, j’aime bien aussi… Tu vois moi je
pense… Et pourquoi… Ah tu l’as vu… Franchement moi ça m’a pas fait rire… Ouais
et en fait… La mushkila*… Tu devrais essayer ça rapporte… Arrête Baptiste,
Maman a dit non ! ... Tu me redis pour vendredi… T’as vu, y s’embête pas… Yes,
it’s very good*…, Faudra être gentil, c’est mamie qui va te garder… C’est super
bon… Ciao ragazza…*, Oh là là ! c’était vachement bien ! … Ça vaut mieux à
cet âge-là, hein ? … »
Ces
oreilles ont tout capté mais elle n’a pas dévié, d’une traite jusqu’à sentir
sous ses pieds les picots rassurants du marquage non-voyant qui lui disent
qu’elle peut traverser pour entrer dans le Square.
Du
banc où je suis assise, je la vois, elle a mis ses mains devant ses yeux pour
me viser au cœur, elle m’a vu, elle a l’air heureuse, elle n’aurait pas
supporter d’attendre, elle sautille et se pose à côté de moi sans me regarder,
elle sort de son carton à dessin, un carnet à spirale, et me le présente avec
un crayon de bois : sur la feuille : un point par point à relier : de 1 à 100,
je m’exécute, et je lis.
« Bienvenue en Autistan » je la regarde, elle
exulte.
*Pas de problème
*Oui, c’est très bon
*Bonjour les filles.
2024.10.17 jeu.
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