Mes deux mains :
Deux mains. Deux vieilles mains marquées
par les ans, écarquillées sur fond noir comme pour une photo d'identité
judiciaire. De quoi sont-elles accusées ? Aucune trace de leurs forfaits.
Qu'ont-elles fait tout ce temps ?
Je ne me souviens pas des petites
menottes qu'elles furent au début de leur longue vie. Le plus ancien souvenir
qui me revient en mémoire date de l'école maternelle, rue d'Orsel, au pied de
la Butte Montmartre.
Un petit garçon assis devant moi, tête de
chérubin aux yeux noirs et cheveux bouclés, se retourne et me dit : "Pose
ta main sur la table!" Ce que je fais. "Lève le doigt!" Ce que
je fais. Aussitôt, d'un geste vif il appuie sur le bout de mon index jusqu'à ce
qu'il touche le dos de ma main. Une douleur atroce, la surprise et
l'incompréhension totale de ce qui vient de se passer. Le temps que mon regard
se pose sur ma main et se lève sur mon agresseur il avait disparu. J'en suis
pour ma peine et ma rancœur, silencieuse au milieu du léger brouhaha de la
classe.
Les souvenirs qui suivent sont surtout
liés à l'activité de ma main droite. Écriture. Toute ma vie j'ai écrit.
Exercices, devoirs, dissertations, lettres convenues à la famille ou plus
libres à mes copines, journal de rêves, lettres amoureuses, notes de cours,
dossiers et comptes-rendus, cartes postales et autres courriers en tous
genres... Que de papier avant le clavier. À quinze ans l'articulation de la
dernière phalange de mon majeur droit était déjà déformée par les stylos, les
crayons, porte-plume et autres instruments d'écriture !
De mes deux mains c'est la droite qui
fait l'essentiel. C'est la droite qui dit bonjour et fait coucou. C'est la
droite qui sert à boire et à manger, qui coupe, qui tient l'outil, l'éponge ou
le peigne, qui ouvre les portes, qui brosse les dents, qui paie, qui tiendrait
la cigarette si je fumais...
La main gauche n'est jamais très loin.
Elle sert souvent de "petite main". Pas question d'écrire, de coudre,
de repasser avec cette main vraiment gauche ! Mais elle est indispensable à la
droite. Elle tient le papier, le tissu, la canne quand besoin, et tous les
objets dont ma droite s'occupe. C'est un tandem. Elles ont appris ensemble mon
métier. Palper les corps. Les articulations, les muscles et les tendons, les
chairs gonflées ou meurtries, les boules, les bosses, les grosseurs souples ou
rénitentes, les indurations, les plaies, les pouls, les glandes hypertrophiées,
rates, foies, reins, utérus gravides et têtes de fœtus... Elles ont des yeux au
bout des doigts, leurs paumes sont des thermomètres, des capteurs de grandeurs
physiques. Elles cherchent, elles tâtent, elles identifient.
Cependant la gauche égale la droite pour
le tricot, pour tenir la fourchette (jamais le couteau ou la cuillère), pour
taper sur le clavier, pour tenir le livre que je lis, le volant de la voiture.
Quoi d'autre encore ? Pas grand-chose. Elle est la seule pourtant à porter les
bagues.
Malgré tous les soins prodigués
continuellement à ces mains, lavages, crèmes, gants, la vieillesse impose ses
marques et sa flétrissure.
Heureusement, les
douleurs ne se voient pas! Mais elles sont là. Jusqu'à quand pourrai-je
continuer à me servir de mes deux mains ?
2024.02.08
jeudi