Une invitation chez la comtesse
J’ai cru avoir pris le temps de m’y préparer. On n’arrive
pas comme ça chez la comtesse, une femme si raffinée, néanmoins simple.
Je suis accueilli en grandes pompes, au moins du 44 : j’ai mis mes crocs
de plage, car Eulalie voulait, pour mon anniversaire, me recevoir avec tous les
honneurs dus à ma créativité débridée.
Pour ce faire, elle avait fait se disposer des gardes de Buckingham Palace sur
deux rangées face à face pour me faire une haie d’honneur.
J’admirais leurs pompons rouges ornés de frange, qui
tressautaient au gré du vent.
Ce qui me mit en joie pour entonner un God Save the Queen au rythme des pompons
endiablés.
La comtesse, ravie de mon humeur joyeuse
vint à ma rencontre chargée d’une tasse de thé, un lapsang souchong fort fort
qu’elle installa sur un guéridon, au centre de l’allée, où elle me convia.
Assoiffée par une course à cheval ventre à terre pour
arriver jusqu’à elle, je ne me fis pas prié, bien que j’eusse préféré être
installé à l’abri des courants d’air, dans son palais des glaces par exemple.
Quoique voir mon meilleur profil se refléter à l’infini m’eut plutôt mis mal à
l’aise.
Bien que me sentir décoiffé, le cheveu en bataille par ce vent frivolant ne
m’augura rien de bon non plus.
Non seulement le vent est dérangeant, mais la poussière
aussi.
Mordre la poussière n’est pas un euphémisme. M’en voilà plein les narines et le palais.
Et pourtant je reste de glace, pour ne point désobliger mon hôtesse.
Au son d’une cornemuse résonnant au loin, Eulalie m’invite à
la danse.
Un pas de deux à deux, et nous voilà caracolant entre les gardes qui nous
servent de piquets de slalom.
Ce pas se transforme en valse et nous finissons dans son salon entre les têtes
de cerf empaillés par son défunt mari, et la peau de léopard allongée devant la
cheminée.
Deux grands candélabres allumés annoncent la soirée.
Déjà le ciel s’obscurcit.
Coup de sonnette. Et voilà qu’une foule bigarrée envahit
l’espace.
Deux clowns jouent au jeu du miroir, font mine de l’astiquer, et pour qu’il
brille mieux, lui crache dessus, à la grande joie des enfants, qui se
saisissent à leur tour d’un chiffon imaginaire.
D’autres s’installent aux charades, au mah-jong, au nain jaune, puis le grand
bal commence.
Des tables sont discrètement tirées des placards, et se couvrent de mets
succulents, que viennent picorer danseurs et danseuses affamés et transpirants.
La comtesse m’attire dans un coin et me fait sa déclaration.
Éméché par la liqueur de cassis, de framboise et de génépi mélangés, je réponds
à sa sollicitation avec empressement, sans mesurer la portée de cet évènement.
Ce n’est que plus tard que je mesurerai l’étendue des
dégâts.
Le château est en ruine, la comtesse est ruinée, et par inadvertance, je lui ai
touché deux mots de mon héritage.
Et dans mon aveuglement, elle m’a passé la bague au doigt ! Ah la coquine !
En plus, quand elle enlève ses atours, je vois bien comme
elle est ridée.
Ses joues sont comme deux pommes de trois mois à la cave restées.
Et moi, toujours galant homme, je ne saurai me dédire.
Je me console à la pensée de devenir comte, et qui sait,
d’hériter, même de cette ruine.
Mais la coquine me sort de derrière les fagots un fils dont j’ignorais
l’existence.
C’est à lui que reviendront l’honneur et le château.
Me voilà bien, me voilà fait.
De dépit, je l’emmène sur mon fier destrier faire un tour en
forêt.
Un dérapage malencontreux sur une vieille souche la projette tout de go dans un
piège à braconnier.
C’est ainsi que la prochaine fête au château eut lieu toute de crêpe tendu.
Il y eut des œillets et des chrysanthèmes en place des orchidées, lys et autres
roses.
Les enfants furent sages, tout de gris vêtus.
Et le fils me confia que ce château ne l’intéressait pas.
Le voilà qu’il me nomma régisseur en souvenir de sa chère mère qu’il supposait
avoir bon goût en matière d’homme pour m’avoir choisi.
Il me fit aussi découvrir des parties du château que je n’avais pas vu.
Et je fus pris à la fois de la joie, et du remords d’avoir maudit cette femme.
Elle se mit du coup à hanter mes nuits de supplices pires que si je l’avais en
vrai tenue dans mes bras. Au moins aurai-je eu une vraie femme dans ma vie.
Là, juste un fantôme obsédant au point que bientôt j’entendis les murs exprimer
des soupirs.
Chaque pierre me rappelait l’horreur de l’avoir laissée chuter exprès !
2024.04.18 jeudi
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