La Lecture · Partir De La Fin par Hug

Enfin, debout, oscillant sur ses jambes : Je suis fatigué… Je suis tellement fatigué !... ainsi murmurait-il. Il hésitait, beaucoup lui avait déconseillé de débuter lecture de ce livre épais, titré « A » en début de soirée, le risque était grand de, une fois passer la lecture du titre du premier chapitre « Chapitre Premier », de ne pouvoir abandonner l’ouvrage avant le mot « Fin ».

Habituellement couché à 20h20 il lisait, un peu. Il lui arrivait de lire tard, jusqu’à 21h12, voir exceptionnellement 21h21. Jamais au-delà. Son plaisir de lecteur il le trouvait au matin. Debout à 05h05, un café avalé cul-sec, il allait s’installer au canapé pour trois heures de voyage immobile, quatre heures le samedimanche et jours fériés.

Ce soir il était fatigué, prévoyant l’embuscade aventurière il s’était caféiné toute l’après-midi, vidant tasse après tasse non pas par nécessité digestive mais simplement par gourmandise, accompagnant chaque gorgée d’un Petit Lu ou d’un boudoir au sucre très légèrement rassis qu’il prenait soin de laisser plonger plus qu’à l’ordinaire dans un arabica nature. Pompette, sa pompe à sang pompait disco-disco, sonnait clarines aux paupières, la fatigue pouvait bien pipoter marchand de sable, une nuit sans sommeil prenait forme dans les plis de la couette sous laquelle il se glissa en soupirant du bonheur à venir. Il s’installa grand confort, position pullman, entre presque assis - presque couché, avec au plafond la danse étoilée de la lumière de sa lampe frontale rebondissant sur les portes à miroir de l’armoire. Pas loin, à la cuisine, sur la paillasse, séchait sa petite italienne en cas de besoin cardiologique.

Il est prêt. Il ouvre le livre. Chapitre Premier. Pas de clignements de cils. Pas de paupières lourdes. Il se sent attrapé par les yeux, ils courent de ligne en ligne, décodent les signes, envoient les informations presto. Marche en avant sans pause. Aucune. Les lacrymales transpirent, l’effort est intense, il faut arroser les athlètes, hydrater les lentilles avant qu’elles ne tombent arrondies, raides, sèches, aveugles. Et l’histoire se poursuit, à chaque paragraphe il espère un répit, mais pas de repos tant que pas repus. La marge de pied de page droite chuchote Et t’as pas lu la suite. Justement la suite le fait poursuivre. Il cavale dans les plaines, il chevauche les lignes, il tire dans les coins, il se met à la marge lorsque le danger fait menace et attends que le héros tourne la page. Et ça redécolle pleine puissance, il carapate dans les Carpates, prend le train pour Berlin, se met à l’ombre à Londres, parie à Paris, fume une pipe à Saint-Claude, tombe en amour en naviguant l’Amour…

De chapitre en chapitre une étrange sensation s’empare de lui, plaisante, enivrante, l’histoire l’avale au fil des péripéties, autour de lui tout change, tout comme lui ; lui est un autre, des autres.

Pause-café ! L’italienne belcante, le P’tit Lu se fait grignoter les coins.

Au milieu de la nuit le livre n’a pas tout raconté, il reste bien des chapitres avant que l’ultime mot n’apparaisse. La bonbonne à souffle à portée de poumons en détresse, il replonge dans cette absorbante lecture exaltante.


Les quatre tops de 05h00 retentissent au radio-réveil. 05h05, Chat entrouvre la porte, saute sur le lit, il ne trouve personne. Il renifle avec prudence un livre ouvert, sur la page un mot « Fin ». 

2024.12.12 jeu.

 

La fin du début attrapée par Hug
.08
« (Et) enfin, debout, oscillant sur ses jambes : Je suis fatigué… Je suis tellement fatigué !... »
[in La veuve Couderc /1940] Rd
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