La Lecture · Partir De La Fin par Thierry

 
Ils fermèrent les portes à clef en s'en allant. Les cinq frères et sœurs repartaient chacun à son domicile, emportant un livre à la main ou dans leur sac. Devant vider la maison avant de la vendre, ils s'y étaient retrouvés un samedi matin. Après un café "collector", car préparé sur le gaz dans la cafetière en émail bleu, écaillée par endroit et au fond noirci, ils commencèrent à inspecter les différentes pièces de la petite maison, tout en évoquant des souvenirs. Ils avaient inventorié ce que chacun souhaitait récupérer et tout ce qu'il y avait à débarrasser. Puis après un modeste frichti "saucisson, Comté, blanc du Jura", ils étaient montés en début d'après-midi, au grenier de leur grand-mère. Pièce qu'ils découvraient, puisqu'aucun d'entre eux n'y était jamais entré auparavant.

À leur grande surprise, excepté la poussière, les toiles d'araignées et deux ampoules poussives, elle ne contenait que des livres.

 

Pas un meuble, pas une étagère, juste une bibliothèque bordélique au possible, avec des semblants de passage étroits pour circuler. Une montagne chaotique de livres éparpillés pêle-mêle en tas, dans des cartons éventrés, dans des sacs, en piles plus ou moins bancales, éparses ou se soutenant l'une l'autre, encombrait la pièce. Ils s'étaient regardés les uns les autres, tous le visage figé, la bouche bée et les yeux interrogatifs. Leurs regards tour à tour se croisaient, puis parcouraient les amas d'ouvrages, puis revenaient vers l'un d'eux et repartaient. Dans la pénombre, leurs corps immobiles, leurs bras décrivant quelques gestes lents et leurs têtes pivotant de droite et de gauche, formaient un drôle manège d'automates.

 

L'un avait fini par demander, qui était au courant de cette boulimie livresque de la grand-mère ? Mais personne dans le groupe n'avait connaissance de ce chambard. Juste une voix constata : "J'ai vu Mami lire, mais à ce point ?

- J'comprends mieux pourquoi la lumière éclairait toute la nuit dans sa chambre... Même si elle devait aussi s'endormir la lampe allumée, répondit une autre.

- Et qu'elle roupillait dès qu'elle s'asseyait, la journée.

- Tu crois qu'elle a tout lu ? Y'en a combien ? Mille, cinq mille, dix mille ?

- Des chiées et des tas, qu'elle aurait dit.

- Va savoir et ce n'est plus elle qui nous le dira, soupira une fille, en levant les yeux vers le toit.'"

Après avoir fureté pendant une bonne heure et constaté la variété des genres en piochant au hasard dans ce foutoir, le plus jeune du groupe proposa : "Et si on en choisissait chacun un pour le lire et le présenter aux autres. Par exemple quand on se retrouvera aux prochaines vacances ?" Bien qu'il y eu quelques hésitations et réserves, à force de "Prends-en pas un gros, alors", "Regarde là, il y a des policiers", "T'as le temps jusqu'aux vacances", "J'ai vu plein de Jack London, là-bas" ou encore "Ben, quand même, si tu trouves rien dans tout ça", il en fut convenu ainsi, au terme de la palabre.

 

Il faut bien admettre que le choix n'était pas simple. D'abord vu l'amoncellement, impossible de tous les prendre un par un et, si soupçon d'affinité, se faire une idée plus précise avec la quatrième de couverture. Ensuite, il y en avait de toutes les catégories, voir même des insoupçonnées, mais sans aucun tri ni ordonnancement quelconque. Enfin avec le peu de lumière, ils devaient se contorsionner ou se déplacer pour arriver à déchiffrer les caractères. Pour le moins, la Mami avait de la curiosité et des goûts éclectiques, mais sitôt bouquiné sitôt grenier. Tierra del Fuego, La télépathie pour les nuls, Mystères des chiffres, Le hussard sur le toit, L'épopée fabuleuse de Zaro, La Cerise sur le gâteux, Rester humain, Dictionnaire amoureux du vin, Meurtre en famille, La Recluse, L'île des zombies, Traité de mécanique appliquée, La fièvre de l'or, Big-bang et au-delà, La folle vie du révolutionnaire Jean-Baptiste Drouet... une de ces macédoines de titres, à en devenir dingo. Comment dénicher une perle dans tout ça ? S'épater soi et donner envie aux autres ?

 

Chacun avec sa méthode, ils se mirent à farfouiller et espérer une trouvaille. Deux d'entre eux avaient pris leur sac à dos et au gré de leur recherche, y avaient mis plusieurs livres dedans. Debout sous l'une des ampoules faiblardes, ils avaient affiné leur choix, en prenant le temps d'examiner chaque opus sélectionné. L'un jeta son dévolu sur Fantasia chez les ploucs, conquis par le prénom d'un des personnages : Sagamore. Avec un prénom comme ça, il imaginait déjà un type pas piqué des hannetons. L'autre jeta son dévolu sur Mort à crédit de Céline. Il avait déjà lu Le voyage et avait apprécié avec quel style, la mitraillette des mots, le couperet des sentiments, était dépeinte la vacherie humaine. Les trois autres, à force de déambulations aléatoires au milieu du capharnaüm, finirent par mettre la main sur un sujet de choix, du moins ils l'espéraient. Après avoir inspecté plusieurs piles qu'il démontait d'une main et reconstituait de l'autre, ce fut Seul autour du monde pour l'un des trois. Il l'annonça aux autres, brandissant le livre au-dessus de sa tête : "Vous saviez qu'un type est parti faire le tour du monde, seul en voilier en 1895 ? C'était pas le Vendée globe, il a mis trois ans." Le deuxième avait entendu parler de la prestation littéro-éthylique de Bukowski chez Pivot et quand il découvrit Au sud de nulle part, il s'empara du recueil, certain d'avoir dégoté un bon cru et, surtout, soulagé de ne plus avoir à fouiner. Le dernier mis plus de temps, rien de tout ce qu'il parcourait ne lui plaisait. Même dans un sac remplit d'une trentaine de romans policiers, il n'avait été tenté par rien et ne put faire un choix. Le temps s'écoulant et le restant de la fratrie groumant à l'entrée du grenier, il avait ressenti un peu de stress et dût faire un effort pour continuer à chercher sans se précipiter sur n'importe quoi. Le miracle qu'il espérait finit par avoir lieu et c'est avec un sonore "Yipée ! Un Jack London !" qu'il annonça sa découverte. "Jamais entendu parler de ce titre, en plus", ajouta t'il la mine réjouie en rejoignant le groupe et en leur montrant la couverture de Patrouille de pêche.

 

Le dernier tour de clef donné au portail et à la suite de quelques échanges joyeux au sujet de tout et de rien, ils s'embrassèrent sur le trottoir et se quittèrent. Rendez-vous aux vacances d'été était pris pour la restitution promise. D'ici là, chacun pouvait envisager de bons moments d'évasion en lecture, loin, loin, du fanatisme besogneux et de la goinfrerie mercantile du quotidien. Ce que l'un d'eux rappela bruyamment en s'éloignant à pied : "Et si ça vous avez pas vot'dose de bonne fortune, y'a encore matière à la librairie Mémé !"

2024.12.12 jeu.

 

La fin du début attrapée par Thierry
.17
« (Et) ils fermèrent les portes à clef en s’en allant. »
Variation possible : (Et) elles fermèrent les portes à clef en s’en allant. 
[in Trois chambres à Manhattan /1946] Rd
.

 

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