La Nuit Était Sourde,... par Hug

La nuit était sourde, les rues menaient au café, le pavé renaissait dans les aubes de zinc, le jour en était à l’aurore.

J’aperçois LaBéquille passer la porte du bouiboui, elle avait fini son boulot. Elle aimait travailler la nuit. Écailleuse du temps qui passe elle était LaBéquille. Une chose bien étrange n’est-il pas !? c’est un peu grâce à la guerre que ce métier singulier a vu le jour, enfin a vu la nuit devrais-je dire.

 

Que je vous explique. Par ici, à la commune, l’hôtel de ville fut construit dans une démesure démonstrative, un bâtiment circulaire avec en son centre une tour cylindrique qui abrita longtemps une paire de cloches, tout autour trois horloges font la ronde et montrent le temps sans avance ni retard. Mais une guerre est passée par-là – laquelle ? allez savoir, les plus anciennes têtes chenues ne se souviennent plus de quand elle eut lieu. La gueuse eut, pour de belliqueuses raisons, besoins larges et immédiat non seulement de chairs à canon mais tout également du métal dont ils sont faits. Les cloches furent réquisitionnées, emportées, fondues, tout comme les grands hommes statufiés sur la grand’ place. Leur bronze repassa peut-être ici sous forme de fûts calibrés pour aller lancer du boulet sur le camp d’en-face, nos voisins amis d’à présent. Le bronze ne reprit pas forme campanaire par chez nous.

La paix installée la tour muette avec ses trois horloges mit le bourdon à la commune, la nuit surtout, les heures passaient sans que l’on sache comment. 

 

Les pieux espérèrent que de Rome, à la pâque suivante ou celles d’après, reviendraient des cloches neuves, mais pas de vol de bourdons dans le ciel. Les nuits passaient sans sons, les coqs même, au matin, restaient la tête sous l’aile à finir leur nuit sans soucis d’annoncer qu’il était temps de secouer le pucier.

 

C’est LaBéquille qui eut l’idée. La guerre lui avait dévoré un pied et occupait ses nuits en mauvais rêves. Son sommeil se perdit dans un cauchemar terrible, depuis elle comptait les heures en tapant de son pied de bois. Un crépuscule anodin elle gravit, un peu en s’aidant de sa béquille, un peu à cloche-pied, jusqu’au sommet de la tour de la mairie et, appuyée au garde-fou, elle passa la nuit l’œil accroché à l’aiguille des minutes criant, aux gens d’autour, le temps à chaque quart d’heure achevé et annonçant haut et clair les heures pleines aux quatre points cardinaux. LaBéquille devint, d’une nuit à l’autre, l’écailleuse du temps qui passe.

Les gens en furent bienheureux, ils savaient où ils en étaient dans leur nuit de rêve, de cauchemar, ils étaient prêts pour les tâches matinales, ils ne craignaient plus de manquer le rendez-vous d’étable, la traite des mouches n’attend guère, il faut être prêt à l’heure du laitier.

 

LaBéquille vieillit, les lève-tôt en prennent soin, les autres tout pareil, il y a toujours une poignée de matinaux, coude au zinc du Bistrot des Horloges pour lui offrir le premier café du jour, à l’heure où la tour se tait dans la nuit sourde.

2025.09.18 jeu.

« La nuit était sourde, les rues menaient au café, le pavé renaissait dans les aubes de zinc… »
[Phrase attrapée dans La Bonne Peinture, nouvelle contenue dans le recueil Le vin de Paris (page 243, Éditions Gallimard coll. folio.]
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