La Nuit Était Sourde,... par Thierry

La nuit était sourde, les rues menaient au café, le pavé renaissait dans les aubes de zinc. Flottant dans le jour naissant, un troupeau de lamantins broutait paisiblement les nuages joufflus. Ils mastiquaient lentement en suivant du regard les gens, qui partaient vers les parcs industriels de la périphérie de la ville, sur leurs vélovions. Les cumulus alignés sur plusieurs rangées formaient comme des avenues parallèles, illuminées par les feux à éclat des appareils. Arcboutés sur leur machine, les aéroclistes pédalaient en rythme pour actionner les hélices de leurs engins, isolés et silencieux ou en petits groupes disciplinés, voir bavards. L'horizon rougeoyant promettait que ça allait encore cogner dur durant la journée.

 

Sur le plancher des vaches, la rue s'animait. On entendait des grilles de devanture se relever en grinçant. La circulation se faisait plus dense et quelques livreurs s'activaient aux entrées de magasins. Le bar de la place, qui avait été un des premiers à lever le rideau, fourmillait déjà d'un amalgame de lève-tôt autant que de traîne savate, plus ou moins habitués des lieux. Ils passaient s'en jeter un p'tit dans le gosier, pas pressés d'aller ou de rentrer du turbin. Les tables étaient quasi toutes occupées et ça jouait des coudes au comptoir. Derrière celui-ci, le patron se démenait et donnait l'impression d'avoir quatre bras, ce qui lui avait valu le sobriquet de Vishnu. Aux heures de pointe, il restait derrière le bar, manipulant verres, bouteilles, tasses, torchon, monnaie dans un manège incessant et quelque peu loufoque. Coup de tonnerre déchirant le brouhaha général, sa voix hélait les clients des tables pour qu'ils viennent chercher leurs consommations.

 

C'était souvent un café pour les plus sages ou mal réveillés, un p'tit blanc pour ceux qui s'accordaient une pause et carrément un rouge-rhum, pour les plus braillards et agités. Ces derniers étaient pour la plupart des manutentionnaires des entrepôts des messageries spatiales, qui montaient prendre leur équipe, ou selon l'heure, la finissaient en commentant bruyamment, parfois avec force gestes, ce qu'ils se coltinaient durant leur poste.

 

- Hé ! Les bras cassés des étoiles, vos rouge-rhum s’évaporent !

- T'inquiète Vishnu ! Y vont pas faire de buée aux carreaux, répondit en se levant un petit râblé que tous appelaient Biscoto. On a bien mérité de se poser cinq minutes. Y'a encore une de ces saloperies de fusées-cargos bourrée de bulgonium qui s'est pointée hier soir. C'te denrée de nulle part, c'est lourd comme un âne mort et mou comme du flanc. T'as pas de prise sur les sacs, t'as l'impression de t'engluer dedans, c'est froid et y'a fallu trimballer ça toute la nuit. Quatre-vingts palettes, on a fait. On est rincé. Tiens remets-en une tout de suite, ça économisera un voyage.

- Ok ! Ça fera six fafiots quarante. Si t'as l'appoint, ça m'irait...Dis Biscoto, tu sais où il part le bulgonium ? demanda Vishnu en resservant quatre verres.

- À la Générale des traffics, je crois. Mais on sait pas trop, ni ce qu'ils font avec. Les gus qui viennent le chercher, c'est que des réfugiés galactiques. Ils ressemblent à rien et y'en a pas un qui baille français, à part bonyour, a rivoir et où tolettes. La Rirette a entendu dire qu'ils en extrayaient un gaz hypracombustible plus performant et plus léger que l'hydrogène. C'est ce gaz qui permet aux fusées de voyager trente ans pour ramener cette drouille et qu'on s'use la carcasse à la décharger. Bon, j'y vais, sinon les collègues vont faner.

- Ouais Vishnu, nous aussi on se dessèche ! Deux blancs, un casse-sabot. On tourne pas au bulgonium nous! appela un gars au fond de la salle.

- Ça vient, ça vient.

 

En repartant avec ses boissons, Biscoto, passa près de l'Eugène, figé comme à son habitude au bout du zinc, le casque de mobylette toujours sur la tête et tétant du bout des lèvres son Muscadet, en prêtant l'oreille à tout et rien. Avec un clin d'œil, celui-ci lui glissa au passage,

- Les restes du bulgonium, ça se cuisine. Y nous z'en donne à la gamelle du cantou. Ben j'va t'dire, c'est pas mauvais, mais avec c'que ça nous ballonne et fait péter, ben les fusées elles pourraient partir deux fois plus longtemps et plus loin. Et on servirait à quelque chose.

- Ah ouais ! J'vous vois bien en photo dans le journal. Les gazeugènes de la raffinerie de retraite, répliqua Biscoto en s'éloignant dans un grand éclat de rire.

Eugène haussa les épaules, leva son verre et le reposa cérémonieusement. Il était vide.

2025.09.18 jeu.

« La nuit était sourde, les rues menaient au café, le pavé renaissait dans les aubes de zinc… »
[Phrase attrapée dans La Bonne Peinture, nouvelle contenue dans le recueil Le vin de Paris (page 243, Éditions Gallimard coll. folio.]
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