Le Premier Jour... par Agnès

 
Le premier jour, il m’a chipée : « Ce sera lui et pas un autre » ai-je dis à la gardienne du home.

« Vous êtes sûre, c’est une fleur de pavé, un sélénien, dix ans de bohême, les gènes de la défiance, tendance cyclothymique, ça ne va pas être facile de l’attacher au pied du lit »

« J’en suis sure, c’est lui, ses yeux en chiffre d’or, son corps élastique, sa toison parfumée, son palper de velours »

On prend l’ascenseur, il n’a pas peur, dix-sept étages, jamais il n’est monté si haut.

Poliment, il patoune le paillasson, en trois entrechats, il avale l’escalier, je me sens vieille. Timidement, je l’appelle, ça me fait drôle, c’est la première fois que je dis son nom. Il ne répond pas.

Dans la cuisine, je le vois, le jarret tremblant, le cou tendu vers la croisée béante. Fatale n’est pas la chute mais l’atterrissage, quatre-vingts mètres plus bas. Je bondis sur les vantaux et condamne tous les huis de l’appartement.

« Le placier n’avait pas tort, j’ai tiré un sacré numéro, un saturnien kamikaze ».

Il me regarde, un peu goguenard, planqué entre le frigo et la cuisinière :

« Une petite faim peut-être » dis-je doucement.

Il cligne des yeux, il n’est pas contre. Pendant qu’il croque les falafels achetés la veille chez un traiteur persan, je saucissonne des rondelles, très fines, pour son palais délicat. Nous buvons un Tom et Jerry, un lait de poule avec une pointe de chataire.

Dans mes bras, quelqu’un d’autre que lui, jamais, lui sans moi, c’est l’alpha sans l’oméga, le tenant sans l’aboutissant, la croix sans la bannière, le cul sans la chemise.

 

Ce matin, je mets la dernière main à ma thèse : « Morphologie fonctionnelle et biomécanique du transport de charge chez la fourmi », lui se lèche consciencieusement les joyeuses qu’il n’a plus. Je mets mon texte en surbrillance, sa patte ripe du tapis de souris sur la touche Suppr, pour la première fois après trois ans sans nuages, j’ai regretté de ne pas avoir laissé la fenêtre ouverte le premier jour où…

2025.09.18 jeu.


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