Elle faisait l’angle de la ruelle que nous empruntions depuis notre arrêt de bus pour nous jeter sur les grilles du Collège de l’Immaculée Conception. Le libraire, M. Lauxerois, l’avait baptisée « Au Petit Mozart » car pour notre plus grand bonheur, il avait eu l’ingénieuse idée d’y faire cohabiter livres et vinyles, une mini-Fnac avant l’heure !
Nous nous y rendions en groupes guillerets, après les cours, découvrir les nouveaux 45 tours chantant à tue-tête les succès du hit-parade de RTL : Kiss me, Le Lundi au soleil, Non, non rien a changé, l’Aventura, J’ai encore rêvé d’elle, Manuela, Angie, La Cantine, Parle plus bas, Les petites femmes de Pigalle, Waterloo, San Francisco, Señoritas, Le premier pas, Qui c’est celui-là, Tu veux ou tu veux pas, Qui saura, Petite fille de rêve, La cage aux oiseaux, Sugar Baby Love, la maladie d’amour…(que les sixties qui ont chanté avec moi, continuent….)
Une fois que nous avions écumé les bacs, nous retenions notre enfance en feuilletant les aventures de Fantômette, d’Alice Jeune Détective que nous lisions à voix haute chacune notre tour en cours de couture, guettions les derniers Astérix, nous penchions en grappe sur les BD de Gaston Lagaffe et Boule et Bill, gloussions devant les tables anatomiques du Grand Dictionnaire Médical, avant de nous égayer jusqu’à la sortie sous l’œil amusé de M. Lauxerois : « À bientôt les filles, passez le bonjour de ma part à Melle Boulard » disait-il avec un clin d’œil. Ils étaient de connivence tous les deux car Biquette (c’est le surnom que nous avions donné à notre prof de français) lui confiait en début d’année la liste de tous les livres qu’elle comptait étudier avec ses élèves de la 6°Bleue à la 3°Verte. M. Lauxerois les commandait rapidement, en nombre, et se constituait ainsi sans problème une bonne partie de sa jeune clientèle.
C’est sur ces tables du Petit Mozart que j’ai trouvé les premiers livres-bornes et balises de mon chemin littéraire, ceux qui ont fabriqué mes consciences et fortifié mes convictions : l’Astragale, La Case de l’Oncle Tom, Elise ou la Vraie Vie, un Sac de Billes, Lettres à un ami allemand, Silbermann, Oliver Twist, la Tête contre les murs, 1984, Le Pullover Rouge, Moi Christiane F, L’herbe Bleue, Anna Karénine, Les Raisins de la Colère, Des Souris et des Hommes.
Je suis revenue voir mon collège, il y a quelques années, j’ai remonté la ruelle. À l’angle le « Petit Mozart » avait cédé la place au « Petit Bacchus », un bar à vin à la mode, lieu fréquenté par les bobos branchés de la ville ; le Beaujolais Nouveau y étant arrivé comme le signalait l’affichette, je suis rentrée le chercher. Je dégustais mon verre tout en me reconfigurant les lieux de mon adolescence, cherchant les noms de mes anciennes camarades, fredonnant les succès de l’époque, quand, le jus de la treille aidant, mon envie de pipi rencontra la direction des toilettes. J’empruntai la spirale de l’escalier au bout du comptoir. En bas, trois portes, je négligeai le placard à balais, et me dirigeai, sûre de moi vers la porte du fond, quand brutalement un effluve suranné mais très familier me fit bifurquer vers la porte du milieu, comme l’odeur d’une personne aimée dont on ne sait pas si c’est le parfum qui lui donne ce bouquet ou si c’est sa peau qui donne au parfum sa fragrance. Note de tête : papier jauni, Note de cœur : encre séchée et colle durcie. Ils sont là, sagement et militairement alignés : les Rouges et Or, les Classiques Larousse, les Poches, les Que Sais-je, les Folio et les 10/18, les Brochés à Jaquette qui me renvoient comme de joyeuses claques leurs titres et leurs couvertures ; à mes pieds, dans un bac Le Grand Duduche, Gros Dégueulasse et Divine Agrippine s’adossent d’aise contre le Grand Dictionnaire Médical.
Je dois afficher un sourire béat quand, remontant, je croise l’œil amusé du Patron. Sitôt ma place regagnée, l’envie pressante non satisfaite me ramène à la réalité. Aussi sec, je fonce d’où je viens : « La porte du Fonds » me lance le barman avec un clin d’œil. Rougissante je débaroule le colimaçon.
2023.11.16 jeudi
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
vous vous nous nous