Faire Une Soupe... par Agnès

Au retour de l’école, nous partageons, maman et moi, le formica de la cuisine, elle déploie la feuille de papier journal, j’ouvre mon cahier de leçons, elle pose un poireau, trois patates, je pose ma trousse et mon décimètre, de concert nous empoignons, elle un économe et moi un crayon de bois.

Chacun à sa tâche, nous nous veillons du regard, elle est là quand je ne sais pas, quand je bute, quand j’oublie, quand c’est « par cœur », quand c’est « avec le ton ». Parfois, elle pousse d’un revers de main les épluchures, penche la tête pour lire une nécro ou une recette de cuisine. Les morceaux, quatre pour la patate, deux pour le poireau font « Plouf ! » dans la cuvette avant de plonger dans la casserole, un creux de main de gros sel par-dessus.

Je finis mes devoirs, les vitres se couvrent de buée odorante et le dehors noircit, c’est l’heure du chien qui retrouve le loup, c’est l’heure où mon père rentre et fige le moment, un instant suspendu jusqu’à entendre mille et mille fois claironné : « Ça sent bon, qu’est-ce qu’on mange ? » La soupe bloblote gentiment sur le feu, maman jette une noix de beurre, la soupe me regarde.

Au retour du collège, trop tard pour la séance de pluches, plus de buée non plus, ma mère avait cédé aux sirènes du progrès et acheté une Seb, je fuyais la cuisine familiale, soupe au lait, et filait dans ma chambre, mon antre, le bouchon de l’autocuiseur au tempo de ma musique d’enfer comme disait ma mère. Quand elle ouvre la fenêtre pour laisser la cocotte cracher sa vapeur furibarde, je ferme la mienne, agitant l’air, pour dissiper celle odorante de mes fumées illicites. « À la soupe ! » aboie Papa dans l’escalier, je dévale les marches, soupe à la grimace.

 

Et puis je suis parti, goûter les soupes du monde, des chorbas à Djerba, des minestrones à Vérone, des gaspachos à Bilbao, du bortsch à Vladivostok, des bouillabaisses en Grèce.

Et puis je suis revenu, aux parents, visites en coup de vent, « Reste à souper » supplie maman, pas le temps, je file dans mon meublé, soupes instantanées avec ma dulcinée, soupe miso avec Deliveroo.

 

Femmes et enfant sous le bras, je traverse l’océan, la holding m’attend et le poste de président. Du fric pour le chic, soupe aux nids d’hirondelle pour la belle, aux gambas et foie gras pour moi. Les vœux par téléphone, bamboche, bulles et paillettes dans ma tour de Manhattan, « une soupe et au lit » dans leur pavillon de Clichy. Avis de naissances, condoléances par SMS, affection et consolation par Skype.

 

À la faveur d’un Consortium et d’une semaine de vacances, nous nous sommes envolés mon fils et moi jusqu’à Paris-Défense et Place Clichy.

De retour de l’open-space, par la vitre embuée de la cuisine, je les observe sans être vu, maman et mon garçon, lui a déployé le grand album photo, elle a poussé les épluchures sur le papier journal, derrière eux, sous la flamme bleue, « la soupe » bloblote gentiment. Il y a un peu de jalousie dans ma larme qui roule. Le chien a fraternisé avec le loup, je rentre, laisse suspendre l’instant et aboie tonitruant : « Ça sent bon, qu’est-ce qu’on mange ? »

2024.01.11 jeudi

 

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