La Mona Monologue par Christine

Ah Leonardo ! Je reconnais votre talent. Pour toutes vos inventions et votre art de peindre. Mais, mon cher, désolée de ne pas accepter ce portrait de moi.

Pendant toutes ces longues heures de pose je me demandais si vous sauriez rendre ma beauté éclatante, ma jeunesse, ma carnation délicate, mes cheveux soyeux et doux, mon regard fier et intelligent reflétant ma grande âme et ma grande culture. Quelle déception devant ce triste reflet de moi ! Où sont les couleurs chatoyantes de mes belles étoffes ? Quel est ce décor de Purgatoire ?

 J'aurais dû faire confiance à Botticelli, à Lippi ou à Raffaello. Il y en a tant d'autres en ces temps de renouveau qui peignent le zéphyr et le printemps d'un air pur et vibrant ! Il y en a tant d'autres à Florence qui mettent dans leurs palettes les couleurs les plus étonnantes et les plus subtiles !

 Quelle est cette histoire de sfumato ? C'est mon éclat que vous avez enfumé ! Mes lèvres incarnates, mes dents nacrées, mes pommettes roses, où sont-elles ?

Quelle est cette fable de regard qui vous suit ? N'est-ce pas plutôt vous qui me suivez sans cesse ? Toujours revenant sur votre travail vous avez perdu la fraîcheur et la vigueur du trait.

 

Non, vraiment, Leonardo, gardez ce portrait, emportez-le avec vous, continuez de le retoucher sans fin pour fabriquer votre idéal de beauté quelque peu étrange et statique, telle une Madone sans joie confite dans une atmosphère sans vie.

2024.02.08 jeudi

Avec Ces Mains par Chrisitine

 

Mes deux mains :

Deux mains. Deux vieilles mains marquées par les ans, écarquillées sur fond noir comme pour une photo d'identité judiciaire. De quoi sont-elles accusées ? Aucune trace de leurs forfaits. Qu'ont-elles fait tout ce temps ?

Je ne me souviens pas des petites menottes qu'elles furent au début de leur longue vie. Le plus ancien souvenir qui me revient en mémoire date de l'école maternelle, rue d'Orsel, au pied de la Butte Montmartre.

Un petit garçon assis devant moi, tête de chérubin aux yeux noirs et cheveux bouclés, se retourne et me dit : "Pose ta main sur la table!" Ce que je fais. "Lève le doigt!" Ce que je fais. Aussitôt, d'un geste vif il appuie sur le bout de mon index jusqu'à ce qu'il touche le dos de ma main. Une douleur atroce, la surprise et l'incompréhension totale de ce qui vient de se passer. Le temps que mon regard se pose sur ma main et se lève sur mon agresseur il avait disparu. J'en suis pour ma peine et ma rancœur, silencieuse au milieu du léger brouhaha de la classe.

Les souvenirs qui suivent sont surtout liés à l'activité de ma main droite. Écriture. Toute ma vie j'ai écrit. Exercices, devoirs, dissertations, lettres convenues à la famille ou plus libres à mes copines, journal de rêves, lettres amoureuses, notes de cours, dossiers et comptes-rendus, cartes postales et autres courriers en tous genres... Que de papier avant le clavier. À quinze ans l'articulation de la dernière phalange de mon majeur droit était déjà déformée par les stylos, les crayons, porte-plume et autres instruments d'écriture !

De mes deux mains c'est la droite qui fait l'essentiel. C'est la droite qui dit bonjour et fait coucou. C'est la droite qui sert à boire et à manger, qui coupe, qui tient l'outil, l'éponge ou le peigne, qui ouvre les portes, qui brosse les dents, qui paie, qui tiendrait la cigarette si je fumais...

La main gauche n'est jamais très loin. Elle sert souvent de "petite main". Pas question d'écrire, de coudre, de repasser avec cette main vraiment gauche ! Mais elle est indispensable à la droite. Elle tient le papier, le tissu, la canne quand besoin, et tous les objets dont ma droite s'occupe. C'est un tandem. Elles ont appris ensemble mon métier. Palper les corps. Les articulations, les muscles et les tendons, les chairs gonflées ou meurtries, les boules, les bosses, les grosseurs souples ou rénitentes, les indurations, les plaies, les pouls, les glandes hypertrophiées, rates, foies, reins, utérus gravides et têtes de fœtus... Elles ont des yeux au bout des doigts, leurs paumes sont des thermomètres, des capteurs de grandeurs physiques. Elles cherchent, elles tâtent, elles identifient.

Cependant la gauche égale la droite pour le tricot, pour tenir la fourchette (jamais le couteau ou la cuillère), pour taper sur le clavier, pour tenir le livre que je lis, le volant de la voiture. Quoi d'autre encore ? Pas grand-chose. Elle est la seule pourtant à porter les bagues.

Malgré tous les soins prodigués continuellement à ces mains, lavages, crèmes, gants, la vieillesse impose ses marques et sa flétrissure.

Heureusement, les douleurs ne se voient pas! Mais elles sont là. Jusqu'à quand pourrai-je continuer à me servir de mes deux mains ?

2024.02.08 jeudi

La Mona Monologue par Pascale

Je m’appelle Lisa Gherardini, épouse de Francesco del Giocondo. Un jour, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai eu la bêtise de poser pour mon voisin, Léonard de Vinci, barbouilleur à ses heures. À sa demande j’ai croisé mes mains, fixé rêveuse le clocher de l’église dans la fenêtre de l’atelier, arboré un sourire figé.


Un peu plus tard, la vie tranquille où j’alterne escapade en ville et lecture au coin du feu bascule dans l’horreur. La toile de moi fait fureur. On acclame l’œuvre d’un génie. La Joconde ou Monna Lisa : quel titre ridicule !

« Comme tu es belle ! Comme on t’admire ! » serine mon mari avec fierté. Qu’est-ce que j’en ai à faire ?

Maintenant, quand je me promène dans la rue, tout le monde se retourne voire me tourne autour, m’arrête. On me félicite pour ci, on me complimente pour ça.

Alors je fuis dans les ruelles, rase les murs, bifurque, me cache. Je rentre excédée, épuisée. L’envie de lire a quitté mes soirées.

Petit à petit je sors de moins en moins, attendant qu’on m’oublie. Mais non, rien à faire ! D’après ce que Francesco lit dans les journaux, d’autres peintres ont réalisé mon portrait en s’inspirant de la croûte de Léonard. En plus, deux semenciers ont osé baptiser leur pomme de terre Monalisa. Quelle injure !

Aujourd’hui, je demande à notre employée de maison de partir plus tôt : une envie soudaine de préparer le potage du soir. Direction le primeur au coin de la rue. Vite, l’heure de la fermeture approche. J’achète carottes, navets, poireaux, courgettes. Pas de pommes de terre, on ne sait jamais. De retour à l’appartement, je m’installe à la cuisine, seule. L’épluchage, le coupage des légumes puis leur moulinage après cuisson épongent un peu mon exaspération et ma rancœur. Dans un bol, je laisse refroidir un peu de potage puis m’en tartine délicatement le visage. Ce masque légumier m’apporte un peu de détente. Sainte Julienne, faites que cette détente m’aide à affronter la litanie sucrée et le compte rendu journalistique du jour de mon mari pendant le tête-à-tête de notre souper.

2024.02.08 jeudi